L'homme est de retour
Le soleil s'est à peine élevé au-dessus de l'horizon et les cloches de l'église n'ont pas encore sonné l'appel à la première messe
Et déjà le voici à sa terre et à ses oliviers
Tandis que son âne a commencé l'ouvrage de la journée : allonger la tête le plus loin possible que le permet la corde pour atteindre là-bas une touffe d'herbe sèche et succulente.
Tout le jour, au cours d'une longue errance dans les garrigues, j'ai songé au petit homme bronzé
Qui tire de son pantalon de toile un large nouchoir pour essuyer sa nuque ruisselante.
Au soir, fidèle à un mystérieux rendez-vous, et comme si depuis longtemps déjà j'étais accoutumé au cérémonial du retour
Dans le poudroiement doré que semble soulever le soleil, je suis revenu, oisif, attendre et épier.
Et ce soir-là j'ai suivi, loin en arrière et étouffant mes pas
Le chemin creux entre les pierres qui offre son passage à l'homme courbé et à l'âne disparaissant sous une énorme charge de branches fraîches de caroubier.
La maison s'ouvre sur une cour minuscule avec un palmier et de hauts buissons de géranium écarlate ;
Ici la remise pour l'âne et les deux chèvres nourries de quelques branchages et d'un peu de sel,
Et plus loin le puits recouvert de planches sans âge et de fougères naines.
La femme est assise sur un petit banc, quasi enseveli sous ses voiles noirs.
À gestes menus elle épluche quelques légumes dans une bassine d'émail posée à ses pieds.
À peine lève-t-elle sa tête ridée lorsque l'homme apparaît et que, s'approchant, il la baise gravement au front
Avant de s'asseoir sans mot dire. Et tous deux, baignant dans une lumière précieuse qui est faite de miel pur et d'argent,
Contemplent, dans les houles adoucies laissant sur le sable des festons d'écume,
La destinée immémoriale de chaque génération qui est d'avancer humblement jusqu'à la limite prescrite
Et de disparaître devant les suivantes qui attendent, en rangs pressés, d'aborder à leur tour.
Sur leur banc, côte à côte mais ne se touchant point, les lèvres muettes de paroles,
Ne semblent-ils pas la transcription vivante et vieille de la photographie aux reflets bruns dans son cadre ouvragé au-dessus de leur lit.
Et c'est leur portrait, au jour de leur mariage, pleins de gravité comme s'ils connaissaient à l'avance le poids du destin.
Sur le rebord de la cheminée, à côté de l'icone de la Vierge, le visage du fils tué à la guerre et toujours, au devant, dans un verre ébrèché s'effeuillent des fleurs vives.
Et quelque part, si l'on chechait bien, on trouverait des souvenirs des fils et des filles, bien loin maintenant par delà les montagnes,
Qui ne reviendront peut-être plus ; sinon pour le rite essentiel de la dernière fête et du dernier cortège,
Lorsque l'un après l'autre, "On ne se survivra guère", les vieux devront retourner à la terre.
Pourquoi le travail acharné et la peine du lever du jour à l'approche du soir ?
Sinon parce que l'on est un homme et une femme liés pour la vie et qu'il faut tenir sa place et son rang qui sont modestes mais non point sans honneur.
Sinon parce qu'il y a cette petite maison au bord de la mer et ce champ parmi les cailloux, au milieu des garrigues,
Où les amandiers et quelques carrés de fèves contituent sur l'étendue ocre et grise,
les vigies et les bornes-frontières du Royaume de l'homme.
© Pierre Etienne / le rempart des îles / les presses de Taizé 1965
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