I
RIVES DE LA SAÔNE, plaines de part et d'autre de la Saône. Se lausser fasciner par le charroi des eaux calmes. Ne pas abandonner le vieux rêve de découvrir un espace de bonheur sur cette terre.
Autrefois, j'ai cherché un apaisement dans les contrées arides, en vain. L'étendue inerte, le désert de sable et de cailloux, je l'ai traversé, passé la quarantaine de mon âge. Je pensais m'être lancé dans cette aventure trop tard, (il me manquait déjà un peu de cette héroïque ferveur qui est l'apanage de la jeunesse), et sans profit. L'intérêt cependant ne fut pas nul : faire basculer dans l'irréel une illusion encore tenace, celle de la quiétude du désert minéral.
Quelle joie ç'a été, après plusieurs journées à cahoter sur les cailloux ou à s'enliser dans le sable, lorsque nous avons atteint à travers la savane une piste qui imitait vaguement une route.
La solitude du désert me nouait les entrailles, c'était la mort qui rôdait et le démon, nulle trace de vie sinon des mouches. De quoi pouvaient-elles biens e nourrir ? Peut-être de la substance même du désert : pourriture calcinée, déchet du monde, immense décharge stérile où s'agglomèrent cependant des résiduts de matière organique.
Aussi les bords de la Saône au printemps, par les jours de soleil, dessinent-ils par contraste une image du paradis. On voit des hommes, sur la berge ou dans leurs barques, qui surveillent le mouvement de leurs lignes de pêche. Dans les jardins en pente d'autres bêchent ou sarclent. De temps en temps une péniche s'annonce par un teuf-teuf amplifié par l'eau et qui s'enfle encore en s'élevant vers les terrasses des maisons. Bientôt le chaland apparaît dans la boucle du fleuve. pour certains géographes la Saône est une rivière, mais elle a du fleuve la majesté de l'étendue. Je n'hasiterai plus à l'appeler : le fleuve.
Nécessité d'une provisoire incarnation, inscription dans un paysage, de la beauté rêvée du Royaume. Mais il y faut de l'harmonie, un certain calme mais point trop, de la lumière même si elle est filtrée par la brume. Et des hommes - fini le désert - des présences tranquilles, pêcheurs à la ligne, promeneurs, mariniers aperçus debout sur leurs péniches, des êtres humains entrevus à une certaine distance ! Alors, ou, on se sent fraternels pour ceux-là qui respectent nos droits éphémères sur une parcelle des bords de la Saône. On se salue courtoisement mais brièvement si les itinéraires se rencontrent et se croisent.
Il est bon aussi d'avoir dans le dos, sur cette rive, la rumeur de cette immense migration des gens des pays froids vers les contrées de soleil, tels les mouvements des masses atmosphériques et l'équilibre toujours fugitif des masses d'air frais et des courants tièdes. Le fleuve "technique" (si l'on peut dire ) : cette mince surface de goudron noir qui relie les provinces du Nord et des Germanie aux rivages moites de la Méditerranée. Le démon de la route, favorable ou bénéfique, je ne sais, est rendu sensible par ce grondement perpétuel, nuée sonore au-dessus du trafic incessant des voitures.
Ici, légèrement en contrebas, la rumeur nous arrive assourdie. Si l'on se retourne pour identifier un grondement plus accéléré c'est un train qui file vers le Nord. Dans le convoi sombre, deux wagons rouges des "ferrovie Statale" sont trimbalés depuis Syracuse et naples et nous saluent au passage.
Le fleuve, la route et le ballast, trois veines rapprochées comme au long de nos membres, et par lesquels s'acheminent le sang et la vie.
En plein ciel, deux avions à réaction tracent d'impeccables lignes parallèles qui vont se dissiper en flocons blancs.
Que nous manque-t-il encore pour la dilatation de notre plaisir et pour orner cette immensité à nous traternelle et accordée. Sinon un mastodonte de montgolfière, agrémentée d'un petit drapeau, comme dans les peintures du vieux Douanier.
© Pierre Etienne / lente remontée depuis les rivages / les presses de Taizé 1969 ... p 11 à 15
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