en arrière plan une Huile sur toile (46 x 55 cm) de Jacques TRUPHEMUS (1922-2017). "Les lauriers de Cauvolat, circa 2015".

lundi 8 janvier 2024

éloge de la Saône

 
III
 
    Ici je parlerai de l'Ange de la Saône. D'autres diraient l'Esprit du fleuve ou son Idée, mais l'Ange me convient mieux. Nous ne sommes plus, par ici, des animistes - ou, tout au moins, cela a été enfoui depuis très longtemps - et nous n'avons été pétris (je parle de nos ancêtres) de catéchisme et de célébrations catholiques : dans notre vision de ce paysage il en reste quelque chose.
    Comment dire autrement ce halo singulier qui semble se dégager de la surface de l'eau, mélange de dureté : la lumière crue d'un premier jour chaud, et du mœlleux de l'air comme une brise immobile. Ce qui nous frappe surtout c'est un éclat inaccoutumé (pour nos yeux ternis par les brumes de l'hiver) : l'ange a établi son camp près des tours de la cathédrale et du rempart des maisons de la ville.
 
    "Comme Josué était près de jéricho, il leva les yeux et regarda. Voici, un homme se tenait debout devant lui, son épée nue dans la main. Il alla vers lui et lui  dit : Es-tu des nôtres ou de nos ennemis ? - Non, répondit-il je suis le chef de l'armée de Yahvé et maintenant je viens... Josué tomba, le visage contre terre, se prosterna et lui dit : Quels sont les ordres de mon Seigneur à son serviteur ? Le chef de l'armée de Yahvé répondit à Josué : Ote tes sandales de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te trouves est saint. Et Josué fit ainsi"*.
 
    L'intérieur de l'église, aussi, est habité. Par ce matin de printemps, une lumière chaude se pelotonne sous les voûtes, efface les pâles graphismes des verrières. La lumière s'accroche aux piliers de pierre rose et en fait ressortir chaque grain. J'ai compris ce jour-là que la lumière, pour acquérir untel velouté, venait de franchir deux prismes - non seulement celui des vitraux, mais surtout la colonne humide qui s'élevait entre l'église et le soleil dont les rayons franchissaient le feuve après avoir parcouru la Bresse depuis les collines de l'Est.
    Ce matin l'église est vide : bon nombre des citoyens mâles sont rassemblés à l'extérieur de la ville, dans une bâtisse guère moins grande, où l'on fabrique des casseroles. La lumière qui vient à eux n'est guère différente, et l'air qu'ils respirent s'est imprégné lui aussi d'une fluidité printanière. À chaque gonflement de leurs poumons le fleuve pénètre en secret et les habite. Le soir, dès la belle saison, les fabricants de casseroles et les autres iront au bord de la Saône. Ils détacheront une barque et s'avanceront à la limite du courant et des eaux calmes transpercées de roseaux, puis ils lanceront les longues lignes dans l'eau glauque.
    Certains sortiront un petit voilier. J'ai souvenir - cela me fait presque mal tant le souvenir en est resté vif - d'une voile orangé gonglée par une imperceptible brise. Comme un désir intense planté dans le corps du fleuve.
 
 
 
© Pierre Etienne / lente remontée depuis les rivages / les presses de Taizé 1969 ... p 20 à 23
 
 
 
 
 

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