IV
REMONTERAI-JE plus avant le cours du fleuve ? Je ne sais. En amont il y a une ville populeuse surmontée de hautes cheminées d'usines. Sue une île, un hôpital - barque de souffrance et de mort -, le flot emporte sans hâte le sang des opérés et les humeurs des malades.
Sur l'une des rives, un peu plus loin, s'élève une autre demeure de misères. Pourtant l'endroit n'est pas dépourvu de charmes, la façade s'ouvre sur le quai et, de l'autre côté, ce sont de beaux jardins, comme il y en a quelques-uns dissimulés au cœur de la ville ; mais c'est ici, tout près du port fluvial, un embarcadère assuré pour la mort.
Derrière les vitres sans rideaux de l'hospice, j'ai vu des femmes vieillies tordre leurs bras comme des noyées. Elles ne voyaient plus le fleuve ni les péniches, certaines distinguaient à peine la lueur du soleil, mais à travers leurs rêves puérils et leurs terreurs incommunicables - sinon par les rictus de leurs visages déserts - roulaient des pensées enveloppées dans un fleuve obscur dont elles avaient oublié le nom.
Aux environs de la ville une rivière, presque un ruisseau. Autrefois les petits garçons allaient s'y baigner, maintenant les eaux sont polluées par les usines - alentour c'est le quartier industriel. La rivière, telle une grande dame retournée à la roture mais conservant un nom prestigieux, s'appelle toujours : Thalie. Ô mise de l'idylle et du rire !
Et je te gonflerai, mon fleuve, de tous les petits ruisseaux qui tortillent à n'en plus finir avant de se joindre à toi par un goulet vaseux. J'aurai ainsi le réseau vermiculé, la résille de tout l'arrière-pays sur les deux rives. Le relief m'apparaîtra, délimité par de minuscules vallées affluantes, et dans la brume des matins d'automne : toute la plaine, comme une nappe sur une table à demi desservie avec les plis laissés par les mains des convives.
© Pierre Etienne / lente remontée depuis les rivages / les presses de Taizé 1969 ... p. 24 à 26
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