V
UN CANAL NOUS ARRIVE, et il amène avec lui, par tout un ensemble de ramifications, des chalands du Nord de la France et de la Belgique, qui vont s'en aller dans la vallée du Rhône et jusqu'à Marseille.
Je dirai donc les péniches amarrées au port fluvial, les flancs noirs chargés de bois, de pierre, de charbon, de mazout, les cabines aux rideaux à fleurs et ces trappes sur le pont d'où l'on voit surgir une femme aux joues très rouges, les bras chargés d'une lessive qu'elle va étendre au-dessus du bateau.
Le linge propre flotte au vent et semble narguer l'étendue fluante qui entraîne, mêlées aux divers échantillons des terrains parcourus, les souillures perpétrées par les activités des hommes.
En-dessous des abattoirs le flot se colore de larges traînées de teinte rouille. Ainsi - dans mon souvenir - cet oued d'Algérie qui, après avoir serpenté dans les terres à vignobles, entretenait sans cesse à son embouchure une suspension de fines particules d'hématite. Comme ici, une nappe rougeâtre poussait en avant dans la masse grise allait chercher dans le ciel des nuances de bleu et de vert. le fleuve, lui, maintient une dominante brune, et nous aimons qu'il n'autorise que parcimonieusement une transparence, une allusion à un miroir. Le cher vieux Narcisse, s'il s'égarait par chez nous en serait pour ses frais d'auto-contemplation. Sans doute devrait-il se convertir à la pêche à la ligne, ce qui donnerait un but à son existence et le détacherait des complaisances suicidaires.
Étranges, des cygnes viennent voguer dans les détritus clapotant non loin des quais. La carène de leur poitrail fend les eaux douteuses. Immaculés, ils croisent sans cesse, et nous donneraient à croire que les eaux usées leur donnent cet éclat.
Leur apparition parmi le trafic des chalands, en plein cœur de la ville, ne serait-il pas un rappel ? Ce fleuve devant nous n'est plus seulement - trop facile image de nos destinées - l'écoulement sans fin avec les sautes d'humeur des crues et des décrues, mais le vaste conduit jamais à sec où se glisse la grande force salutaire.
Je ne puis donc oublier certains dimanches matin où l'on voit, tout près d'ici, des hommes et des femmes vêtus de tuniques blanches qui s'en vont vers le fleuve en chantant avec conviction des hymnes étranges. Tels les pèlerins de Bénarès, ils se plongent dans l'eau boueuse et tandis que leur corps se recouvre des impuretés du fleuve leur cœur est lavé de toute faute. Émergeant de l'eau ils entonnent d'autres chants qui font allusion à leur condition nouvelle.
Où est le baptiste ? Où le catéchumène ? N'est-ce pas le fleuve à son tour qui est baptisé par leur baptême, restitué à son office de célébrant et de laudateur.
© Pierre Etienne / lente remontée depuis les rivages / les presses de Taizé 1969 ... p. 27 à 30
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